L’inquiétante future abrogation des art. 27, 10° (activité artistique) et art. 116§8 (activité technique) de l’arrêté chômage actuel
Préalable
Les textes rendus publics ce vendredi 6 mai ne peuvent être considérés comme définitifs. D’autres étapes sont en effet encore à franchir avant leur entrée en vigueur. Ils peuvent donc encore évoluer, notamment en fonction de l’avis du Conseil d’Etat, de l’avis des partenaires sociaux, d’une seconde lecture au gouvernement fédéral, d’un débat parlementaire. Ces textes sont disponibles ici.
Il est difficile, dans un délai court, d’aborder toutes les questions et inquiétudes qui nous viennent à la lecture de ces textes. Mais le timing politique est serré, et les inquiétudes nombreuses chez toute personne qui travaille dans les secteurs culturel, artistique, événementiel notamment. Il s’agit aussi des dernières semaines, avec des textes déjà fortement construits, négociés et validés en première lecture au sein du Gouvernement fédéral, au cours desquelles il est peut-être encore possible d’alerter sur une réforme que nous redoutons en raison du risque de recul qu’elle va, selon nous, entraîner en termes de protection sociale.
Dans ce contexte, nous nous exprimons aujourd’hui et avant tout sur une seule chose : le danger que représente l’abrogation des articles 27,10°, et 116§8 actuels de l’arrêté royal au profit de la notion de travailleur et travailleuse des arts telle que définie dans les derniers textes. Ce texte n’est donc nullement exhaustif par rapport à tout ce qui pourrait être soulevé ou questionné sur le contenu de la réforme.
Nous nous expliquons.
Depuis quelques jours, dans des articles, podcasts, émissions télé, communiqués de presse, on peut entendre et lire que la volonté politique et “du secteur” aurait été respectée : le nouveau “statut” sera plus inclusif. Il visera les travailleuses et travailleurs des arts et dans ce cadre, personne ne sera mis de côté. Artistes, métiers techniques et de soutien, tous semblent concernés. On parle même d’innovation à ce sujet. Pour reprendre, par exemple, le communiqué de Mr le Ministre Frank Vandenbroucke, on y lit : “la proposition de permettre également l’accès aux professionnels artistico- techniques ou de soutien artistique, tels que les dramaturges, les curateurs ou les producteurs (sans lesquels le résultat artistique ne pourrait jamais être le même) est une innovation adaptée à l’évolution de la pratique. ». Ce n’est pourtant pas une innovation. Les dramaturges (sous le vocable “auteurs”) comme certains producteurs (production artistique dans le secteur musical) sont, par exemple, aujourd’hui déjà concernés par l’actuel “statut” et figurent d’ailleurs dans le tableau de l’ONEm dans les professions artistiques …. [1]
Bref, si on n’y fait pas attention, on pourrait croire que le “statut d’artiste” actuel n’était pas applicable aux fonctions techniques ou de soutien. Est-ce vraiment le cas ?
La situation actuelle
Deux articles définissent aujourd’hui les activités qui peuvent être prises en compte pour pouvoir essayer d’obtenir le “statut d’artiste”.
L’article 27, 10° de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage qui définit l’activité artistique comme : “la création et/ou l’exécution ou l’interprétation d’oeuvres artistiques dans le secteur de l’audiovisuel et des arts plastiques, de la musique, de la littérature, du spectacle, du théâtre et de la chorégraphie”. Les commentaires de l’ONEm précisent en outre que “La création d’œuvres artistiques doit se comprendre comme étant la conception d’une œuvre originale. L’exécution ou l’interprétation doit concerner une œuvre artistique”. L’ONEm renvoie ensuite au “tableau des activités les plus fréquemment rencontrées” repris dans son instruction administrative.
L’autre article plus important aujourd’hui est l’article 116§8 de ce même arrêté royal, qui définit les activités techniques dans le secteur artistique: “il faut entendre par activités techniques dans le secteur artistique, les activités exercées en tant que technicien ou dans une fonction de soutien consistant en :
1° la collaboration à la préparation ou à la représentation en public d’une oeuvre de l’esprit à laquelle participe physiquement au moins un artiste de spectacle ou à l’enregistrement d’une telle oeuvre ;
2° la collaboration à la préparation ou à la représentation d’une oeuvre cinématographique ;
3° la collaboration à la préparation ou à la diffusion d’un programme radiophonique ou de télévision d’ordre artistique;
4° la collaboration à la préparation ou à la mise en œuvre d’une exposition publique d’une œuvre artistique dans le domaine des arts plastiques.
Au sujet de ces activités techniques dans le secteur artistique, l’arrêté ajoute, dans son article 116§5bis, que le droit à l’allocation non dégressive concerne « le travailleur qui a effectué des activités non artistiques s’il apporte la preuve dans une période de référence de dix-huit mois précédent l’expiration de cette troisième phase, d’au moins 156 journées de travail (…) suite à des activités techniques dans le secteur artistique (…) ».
Ces définitions sont finalement assez claires. Par ces deux articles, on peut dire que sont aujourd’hui concernées par le périmètre du “statut d’artiste”, les activités artistiques, techniques et de soutien (ces deux dernières étant regroupées sous “techniques dans le secteur artistique”).
Les profils “techniques ou de soutien dans le secteur artistique” sont certes sous-représentés parmi les bénéficiaires actuels du régime mais ce n’est pas parce que le “statut” leur est difficilement accessible qu’il ne leur est pas applicable. Quand l’exposé des motifs de la future Loi stipule, par exemple, que la direction de casting sera considérée comme fonction de soutien dans le futur “statut”, ce métier est déjà aujourd’hui considéré par l’ONEm dans son tableau sous la catégorie “technique dans le secteur artistique”.
L’arrivée de la note WITA et de la notion de travailleur ou travailleuse des arts
Dans la note conclusive des réunions WITA[2], étaient concernés par la réforme les “travailleurs/euses des arts artistiques, techniques et de soutien ». On pouvait y lire: « Tous les travailleurs/euses des arts (…), tant les artistes que les techniciens et les profils de support qui apportent une contribution nécessaire à une création, une production, une exécution ou une interprétation artistique ». Des personnes « qui fournissent des prestations nécessaires à la création, à la production, à l’interprétation ou à l’exécution artistique, que ce soit à titre de fonctions artistiques, techniques et de support (…) il sera tenu compte du caractère nécessaire de la prestation et des compétences indispensables à la création, à la production, à l’interprétation ou à l’exécution d’une œuvre artistique, et non uniquement de la qualité de la personne qui effectue cette prestation. Pour obtenir une attestation du travail des arts, le demandeur doit fournir des preuves supplémentaires de l’existence d’une pratique professionnelle qui se déroule de manière significative dans les domaines des arts, notamment audiovisuels et des arts plastiques, de la musique, de la littérature, du spectacle, du théâtre, de la chorégraphie, de la bande dessinée ou également des domaines pluri- et transdisciplinaires ».
Dans cette note, on entérine finalement de manière assez explicite les métiers et activités tels que repris dans l’arrêté royal actuel : activités artistiques et techniques. On subdivise officiellement les activités de soutien comme étant différentes des activités techniques mais pour l’ensemble les trois types de “fonctions” s’y retrouvent. On élargit par ailleurs les domaines des arts, par le terme “notamment” et l’inclusion de la bande dessinée.
Textes dernièrement approuvés en Conseil des Ministres
Le travailleur des arts y est entendu comme “la personne qui exerce une activité dans le domaine des arts, qu’il s’agisse d’une prestation artistique, technique ou de soutien” (Titre II, art. 2, §1, du projet de loi portant création de la commission). Cette définition semble a priori inclusive. Mais ce n’est en réalité pas le cas car si le projet de loi prévoit que toute personne physique peut introduire une demande d’attestation (art. 6, §1 du projet de loi précité), elle devra cependant apporter la preuve d’une pratique artistique professionnelle dans les arts (art. 6, §2). Il sera “seulement tenu compte des activités artistiques qui se déroulent dans les domaines des arts, à savoir les arts audiovisuels, les arts plastiques, la musique, la littérature, le spectacle, le théâtre, la chorégraphie et la bande dessinée” (art. 6, §3).
L’article 6, §4 dispose ensuite que les activités artistiques, “artistiques techniques”, “artistiques de soutien”, sont considérées comme des activités artistiques. Et précise: “une activité est considérée comme artistique seulement si le demandeur livre avec cette activité une contribution artistique nécessaire à une création ou une exécution artistique. Une contribution artistique est considérée comme nécessaire lorsque, en l’absence de celle-ci, le même résultat artistique ne pourrait être obtenu”. L’exposé des motifs qui soutient cet article 6 de la future loi est quant à lui éloquent. Quatre pages qui, exemples à l’appui, tentent d’expliquer qui livre ou non “une contribution artistique nécessaire”.
Deux constats sautent donc immédiatement aux yeux : d’une part les domaines des arts sont cadenassés (la note WITA parlait de domaines des arts en stipulant “notamment les arts audiovisuels, etc” et ce terme “notamment” est aujourd’hui devenu “à savoir”) ; d’autre part, le travailleur ou la travailleuse des arts n’est plus la personne qui fournit une prestation nécessaire à la création ou l’exécution artistique, à titre de fonction artistique, technique et de support mais celle qui fournit une contribution artistique nécessaire ou indispensable.
Pour certains métiers, nous sommes inquiets. Et pas qu’un peu.
Prenons, par exemple, la fonction de machiniste ou de perchman, deux métiers aujourd’hui considérés par l’ONEm comme relevant d’un métier “technique dans le secteur artistique”. Mais demain ? Ces personnes arriveront-elles à démontrer une “contribution artistique indispensable” à la commission du travail des arts alors même que l’actuelle commission artiste ne délivre que des “visas” ou “cartes artistes” à des métiers “artistiques” et ne se penche donc nullement sur des métiers qui ne s’adressent pas forcément à elle, à savoir des métiers “techniques” ?
L’exposé des motifs est assez explicite sur la volonté d’exclure de facto des fonctions considérées comme exclusivement techniques : “La même chose s’applique en ce qui concerne la conception d’un spectacle de lumières. Si, à défaut de ce spectacle de lumières, le même résultat artistique n’aurait pas pu être atteint, son activité entre en ligne de compte. Par contre, la prestation de la personne qui apporte seulement les luminaires, les câbles et les trépieds n’est pas une contribution nécessaire. Sa prestation peut en effet être fournie par une autre personne sans modifier le résultat artistique”.
Donc, oui, nous sommes inquiets. Nous craignons que toute une série de métiers qui sont aujourd’hui concernés par le “statut”, en soient exclus avec la réforme. Des personnes qui, au même titre que d’autres, apportent leurs compétences et leur savoir faire à une création ou exécution artistique.
Dans le courant 2021, lors des réunions WITA, le cabinet du Ministre Vandenbroucke avait avancé des chiffres assez récents sur les personnes sous “statut d’artiste” : environ 5000 personnes, dont environ 800 techniciens et techniciennes (regroupant donc des activités techniques et de soutien).
Si ces profils sont sous-représentés aujourd’hui, ce n’est pas car ces métiers regroupent peu de personnes, c’est notamment car le nombre de jours à atteindre est trop élevé pour ouvrir un droit au chômage et notamment aussi car l’ONEm, par son interprétation, ferme la porte à de nombreux métiers. Si les deux articles de l’arrêté royal actuel étaient appliqués à la lettre et sans interprétation de l’administration, la question du périmètre ne se poserait en fait même pas aujourd’hui. Et nous n’en serions pas à redouter, simplement en parlant de métiers, un recul significatif en termes de protection sociale.
Nous n’avons pas parlé de réglementation chômage ici. Si le timing le permet, nous le ferons dans les jours ou semaines qui viennent mais ce n’est, pour nous, pas l’urgence. Car dans les faits, personne ne s’inquiétera des nouvelles règles chômage s’il ou elle n’est pas en mesure d’accéder ou de renouveler son attestation de travailleur ou travailleuse des arts. Les réticences que nous avions émises l’année dernière n’ont pas changé, notamment sur la généralisation de la règle dite “du cachet”, une individualisation des droits sociaux qui ne serait appliquée qu’à certaines personnes et la disparition de l’article 116§5, §5bis, qui concerne le renouvellement avec 3 prestations/3 contrats courts. Le document que nous avions rédigé se trouve ici).
Nous n’avons pas non plus parlé de la commission qui se dessine pour décider qui pourra, ou non, introduire un dossier, remplir les conditions pour que son dossier soit ne fût-ce qu’examiné, ou remplir les conditions pour bénéficier de l’attestation (“débutant”, “ordinaire”, ou “plus”). Sur la commission, nous restons en réalité avec les mêmes craintes que l’année dernière également : une commission qui sera dans l’impossibilité de faire son travail de manière sereine mais croulera sous les retards et les recours.
Le Gouvernement fédéral avait promis un statut d’artiste inclusif et au périmètre élargi. De notre point de vue, cet engagement n’est pas respecté et nous craignons un réel recul en termes de protection sociale. Le risque est en effet réel que des personnes aujourd’hui bénéficiaires du mal nommé “statut’, ne parviennent à renouveler leur attestation de travail des arts d’ici quelques années, ou que des personnes qui sont aujourd’hui dans le périmètre concerné, ne le soient plus demain.
Les médias ont aussi beaucoup relayé un véritable et enfin statut de travailleur et travailleuse et insisté sur le montant rehaussé de l’allocation et les cumuls possibles. Demain, le travailleur des arts sera donc “travailleur” à côté du “chômeur” dans une réglementation de sécurité sociale. Et toute la communication autour de cette réforme, dans les chiffres et dans les mots, laisse à penser qu’il jouira de nombreux avantages. Existe-il un meilleur moyen pour donner à la population en général (qui, et c’est bien normal, ne maîtrise pas cette réglementation technique) le sentiment d’un régime d’exception et d’une situation de privilégié ?
De notre point de vue, nous y voyons aussi le risque d’une opposition accrue de travailleurs entre eux et au final, un affaiblissement dans la possibilité d’une mobilisation collective pour de meilleures conditions de travail et une protection sociale adaptée aux réalités de travail.
Tout ça pour ça.
Pour l’atelier des droits sociaux,
Anne-Catherine Lacroix
10 mai 2022
[1] https://vandenbroucke.belgium.be/fr/attestation-du-travail-des-arts?utm_source=workinginthearts.monopinion.belgium.be&utm_campaign=newsletter_32. Le tableau de l’ONEm auquel nous faisons allusion est le tableau repris par l’ONEm dans ses instructions administratives internes.
[2] La note WITA (du nom de la plateforme numérique working in the arts) fait référence à la note technique issue de la dizaine de réunions entre cabinets, fédérations professionnelles, administrations, qui se sont tenues l’année 2021. Cette note a été commentée l’année dernière par notre association.